Jour 49

Mon mari passe son temps à me demander pourquoi je ris. Il pense que je me moque de lui. Ce n’est jamais le cas. Je lui fournis les premières réponses qui me viennent à l’esprit, qui ne sont pas les vraies réponses. Plus souvent qu’autrement, je ris parce que je savoure le fait d’avoir été capable de m’exprimer, de penser, de parler, de trouver les mots appropriés en fonction du contexte dont il est question.

Nous sommes à l’automne 1988 et je suis chargée de cours au Cégep de Joliette en géographie. C’est une collègue de travail, car je m’étais trouvé un petit emploi de commis à la bibliothèque, qui, me sachant fraîchement revenue de France avec mes diplômes en poche –en littérature–, m’avait offert de la remplacer. Elle était dans l’impossibilité de donner ce cours, intitulé Tourisme, ce trimestre-là. Après tout, j’arrivais d’avoir pratiqué une certaine forme de tourisme, celui des étudiantes sans le sou. J’avais visité plusieurs régions de la France, un peu les Pays-Bas, un peu la Suisse. C’était mieux que rien.

Comme d’habitude, et encore plus à cette époque parce que j’étais jeune, je m’étais lancée dans l’aventure sans en mesurer les exigences. Car ça prend une bonne préparation pour offrir une prestation de trois heures d’enseignement par semaine pendant quinze semaines !

Le cours était offert le soir, aux adultes. Un soir de la quatrième ou cinquième semaine, j’étais arrivée devant la classe trop peu préparée pour aborder le thème complexe que j’avais décidé d’exploiter, celui des conséquences sur l’environnement, tant physique que social, du développement des infrastructures hôtelières. J’étais quand même en avance sur mon temps, quand j’y pense aujourd’hui !

Les adultes de mon cours voulaient essentiellement découvrir de nouveaux pays, et pas vraiment se casser la tête par rapport à des enjeux économiques et aux monopoles des multinationales. Une dame dans le cours s’était mise à sourciller parce qu’elle ne voyait pas trop où je voulais en venir avec mes phrases alambiquées, qui expliquaient mal ma pensée parce que j’étais plus ou moins en train d’improviser.

Le sourcillement m’avait fait réaliser que je n’allais jamais y arriver. C’est à ce moment-là que j’ai été envahie par un sentiment de panique monstrueux. Sur le plan physique, j’ai senti que mon sang abandonnait mon corps, que je me vidais de ma substance. Un peu comme si je m’évanouissais. Mais je demeurais debout devant les adultes qui me regardaient et qui attendaient mon prochain mot, car je m’étais arrêtée de parler.

Or, il n’y avait aucun mot qui se présentait à mon esprit. Je ne suis pas capable de décrire l’état de détresse qui fut le mien pendant quelques secondes qui m’ont semblé des heures. Je peux simplement écrire, trente ans plus tard, que cette peur épouvantable qui m’a submergée, plus épouvantable encore sur le plan cognitif que physique, cette peur d’être à jamais dépourvue de la capacité de penser, de n’être plus qu’une coquille vide, qu’un corps inhabité, vidé de la substance de la personne que je suis, cette peur ne m’a jamais tout à fait quittée.

C’est ce qui fait que, me découvrant encore dotée de la capacité de m’exprimer, de m’exprimer à la manière unique de Lynda Longpré, car chaque individu est unique, il m’arrive très souvent de me mettre à rire, de soulagement en fin de compte.

À propos de Badouz

Certains prononcent Badouze, mais je prononce Badou. C'est un surnom qui m'a été donné par un être cher, quand je vivais en France.
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4 réponses à Jour 49

  1. Jacques dit :

    Et le lien avec Catherine?

    J’aime

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