Dans mon rêve, tonton décédait et je constatais, non sans surprise, à quel point l’événement se déroulait simplement : quelques jours après le décès, les proches se rencontraient autour d’une urne, une courte cérémonie nous permettait d’exprimer nos adieux, on partageait ensuite des sandwiches, des salades et du café, et on se séparait. Une fois tout le monde parti, je restais seule avec tantine et nous nous regardions, ne sachant ni l’une ni l’autre ce que nous allions faire et où nous allions aller dans la prochaine minute. Nulle inquiétude ne nous traversait, nous nous laissions porter.
Dans mon rêve toujours, je comparais cet événement fluide, qui se déroule sans aller et retour, qui ne constitue pas un casse-tête, à ma séparation d’avec Jacques-Yvan, événement tout le contraire de fluide, tissé de contradictions, de changements d’idées, de retour à l’idée initiale, mais quelle était donc l’idée initiale, de tergiversations. Ce n’est pas juste, me disais-je, que ç’ait été si simple pour tonton, et si compliqué pour moi. Le jugement de mes proches venait s’ajouter à mes tourments : tu pars, tu reviens, tu retournes, tu ne sais pas ce que tu veux, est-ce que tu vas finir par te brancher ?
Lorsque je me suis séparée de Jacques-Yvan, ces remarques m’ont été adressées parce qu’effectivement j’ai joué aux fous. Mais lorsque je les entendais, bien qu’elles m’aient été désagréables à entendre, j’arrivais à les recevoir sans trop me flageller parce que je savais que je faisais de mon mieux. Je me disais même, intérieurement, que si les gens de ma famille faisaient eux aussi de leur mieux dans l’évaluation de ma situation, ils ne diraient pas ces paroles non-aidantes.
Une pensée alors me traversait l’esprit, je ne me rappelle plus laquelle, qui me donnait envie d’exprimer de la rage. Je la sentais dans mon ventre qui voulait monter jusqu’à ma bouche et me faire dire des mots méchants et disgracieux qui m’auraient soulagée. Je la sentais qui voulait monter mais elle ne montait pas, comme si je n’avais pas assez d’énergie dans mon corps, ou plutôt parce que je savais que même si j’avais l’énergie de la laisser s’exprimer, parce que je l’avais, cela ne servirait à rien, cela ne ferait qu’envenimer les choses et blesser les gens. Donc, je me taisais.
Plus jeune j’aurais pris plaisir, parce que j’étais un brin masochiste, à me laisser envahir par la colère. Je me faisais cette réflexion dans mon rêve. Plus jeune j’aurais volontiers rué dans les brancards, et voilà que je suis molle et sans réaction, me disais-je. Pourquoi donc ? Suis-je déjà trop vieille pour laisser s’exprimer des sentiments violents ? Suis-je destinée à ne rouler qu’en petite vitesse jusqu’à ma mort avant même d’avoir atteint mes soixante ans ?
La vie ne serait que ça ?, me demandais-je mi-éveillée mi-rêvant. On ne sait pas trop comment s’y prendre jeune, on fait des erreurs qui demandent des années à être réparées, on atteint un équilibre qui nous permet de nous ouvrir à la vie, et on n’a pas commencé à en profiter vraiment que c’est déjà fini ? On en profite un peu et voilà que le corps n’est plus capable de suivre ? Mince alors.
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